Attoma : dessine-moi une agence de design

Attoma : dessine-moi une agence de design

Chronique subjective de l’histoire d’une practice en mutation

Je tente ici une opération risquée : raconter vingt-cinq années de vie d’une agence de design, Attoma, en quelques paragraphes. Ni vitrine de projets primés – il y en a eu ! – ni catalogue de business cases formatés, mais plutôt un récit à la première personne, appuyé sur quelques “pièces à conviction” issues de nos archives.

Le design comme démarche d’enquête

Entre 1997 et 2022, j’ai dirigé Attoma – devenue Assist Digital France en 2019 – en revendiquant davantage une posture d’anthropologue que d’entrepreneur. L’aventure fut à la fois gestion d’une entreprise de services et enquête continue sur le design comme outil de compréhension et d’action. Chez Attoma, le design n’était pas seulement une méthode de résolution de problèmes, mais avant tout une manière de poser des questions, d’observer le monde et de révéler les frictions entre usages, territoires et systèmes, avant d’y répondre par des solutions tangibles.

Les premiers locaux de l’agence Attoma, rue Charlot à Paris

Les premiers locaux de l’agence Attoma, rue Charlot à Paris

Une même exigence de rigueur, quelle que soit l’échelle

Mon tout premier client, avant même la création officielle d’Attoma, fut la Banque de Luxembourg. Explorer avec eux données financières, structures typographiques et parcours cognitifs de lecture fut pour moi une initiation au design d’information : un design discret mais à forte valeur fonctionnelle, crucial dans la relation de confiance entre la banque et ses clients. C’est ainsi que je me suis initié au design d’information, discipline qui a structuré par la suite ma pratique du design.

Quelques années plus tard, un contraste radical : la RATP lançait une consultation pour référencer des agences de design. À l’époque, en France, peu savaient ce que signifiait “design d’information”. Mais grâce à l’intuition d’un client visionnaire – Yo Kaminagai, alors design manager à la RATP – et à la rigueur de notre proposition, nous avons été retenus.

Premier projet : les interfaces tactiles pour les bornes Navigo. Nous sommes en 2001, bien avant l’iPhone (2007) ou l’Ipad (2009). Le défi était immense : inventer une interface intuitive, fiable et accessible à tous, capable de résister à des flux urbains tout simplement vertigineux. Un saut d’échelle saisissant : des salons feutrés d’une banque d’investissement aux quais saturés et anxiogènes du métro parisien.

Nous avons alors forgé notre propre approche de design centré utilisateur, inspirée des pratiques anglo-saxonnes mais adaptée en marchant au contexte du projet. Succès spectaculaire : prix remportés, reconnaissance immédiate, et surtout une interface toujours en service plus de vingt ans plus tard – fait rare à l’ère de l’obsolescence programmée.

Ce projet a donné à Attoma une visibilité décisive, ancré l’agence dans le domaine de la mobilité et ouvert l’accès à l’univers industriel. Ont suivi des collaborations majeures avec la SNCF, Thales, Orange ou Schneider Electric. En quelques années, nous sommes passés d’une niche en design d’information à une référence en design stratégique.

L’interface de la borne de rechargement de la carte Navigo de la RATP.

L’interface de la borne de rechargement de la carte Navigo de la RATP.

La mobilité, une métaphore parfaite du design de services

Le secteur des mobilités s’est révélé un terrain d’expérimentation idéal : exigences d’accessibilité, flux massifs, contraintes techniques et transformations sociales. De la RATP à la SNCF, Keolis, Transdev, puis Île-de-France Mobilités, nous avons affiné une posture originale, alliant rigueur méthodologique et culture du terrain. Elle s’est affirmée avec le Schéma directeur des services du Grand Paris Express : une commande ambitieuse, qui consistait moins à “répondre à une demande” qu’à inventer un cadre stratégique pour une expérience de mobilité future.

À travers ce projet, nous avons structuré la dimension servicielle de la promesse portée par la SGP (à l’origine, Société du Grand Paris ; aujourd’hui, Société des Grands Projets) : celle d’une nouvelle expérience des mobilités métropolitaines. Le livrable – un référentiel illustré de 150 pages – est devenu un manifeste largement diffusé dans la communauté du design. Il a structuré la démarche de “maîtrise d’usage”, reprise ensuite par d’autres agences et, grâce à l’action militante de la DITP (Délégation interministérielle à la transformation publique), intégrée aujourd’hui dans de nombreux appels d’offres publics.

Planche extraite du Schéma directeur des services dans les gares du Grand Paris Express.

Planche extraite du Schéma directeur des services dans les gares du Grand Paris Express.

Le design, une philosophie plus qu’un métier

Avancement rapide : nous sommes en 2025. Un constat s’impose : les outils du design de services sont désormais banalisés. La différence ne se joue plus sur le terrain des méthodes. Le véritable enjeu est philosophique : inventer une nouvelle manière de penser la valeur – non comme fonctionnalité livrée, mais comme relation construite entre personnes, temporalités et environnements.

Le projet de design que j’ai esquissé au fil de ces années, porté par la contribution de dizaines de talents remarquables, tient davantage de la quête que de la méthode. Il ne s’agit pas seulement de résoudre des problèmes, mais de questionner leur nature, et parfois de les reformuler de fond en comble, en redessinant la narration et la promesse.

Et demain ?

Aujourd’hui, en dehors d’une bulle qui s’est créée autour du design des politiques publiques, il n’existe plus d’agences indépendantes en France. L’échec d’Assist Digital à intégrer la legacy d’Attoma dans ses ambitions hexagonales n’est qu’un épisode parmi d’autres : la disparition d’une génération de laboratoires d’idées brillants mais fragiles économiquement. Paradoxe : jamais il n’y a eu autant de professionnels se réclamant du design, alors que son expertise semble avoir disparu de la table où se prennent les décisions stratégiques.

Mais tout n’est pas designops, l’usine du capitalisme digital. Comprendre les usages réels, avec leur charge émotionnelle ; interroger la raison d’être d’un service ou d’un produit ; esquisser rapidement des scénarios alternatifs pour maîtriser les risques de choix dictés par le hype technologique et des décisions opaques : telle reste la valeur stratégique du design. Ces besoins sont toujours là, et sans doute plus urgents que jamais.

À nous, praticiens d’hier comme d’aujourd’hui, d’inventer de nouveaux modèles de collaboration pour y répondre. Le futur du design ne fait que commencer !